La pluridisciplinarité mise au travail au sein d’une institution Interview de Tony Leblond, chef de service
Tony LEBLOND
Bonjour Monsieur Leblond, avec vous, nous inaugurons une nouvelle forme d’écrit dans FORUM, celui des interviews. Nous pensons que c’est un bon moyen pour recueillir le témoignage de professionnels investis dans la pratique de terrain.
Pouvez-vous nous exposer, rapidement, votre parcours ?
Éducateur spécialisé en fonction, alors non diplômé, à 18 ans et demi, jeune bachelier littéraire, natif et vivant alors dans le Nord Pas de Calais, j’ai travaillé auprès de délinquants en alternative à l’incarcération jusqu’à mes 21 ans où je suis entré en formation d’éducateur spécialisé à LILLE. Diplômé en 1997, je suis arrivé à Toulouse l’été 1999.
En 2000, j’ai été recruté en ITEP à Toulouse, en plein cœur du quartier du Mirail où j’ai travaillé jusqu’à fin 2008 puis, toujours dans cet ITEP mais dans une autre unité à Ramonville St Agne, de fin 2008 à septembre 2011.
Formé à l’approche systémique et à la thérapie familiale de 2005 à 2007 à la Faculté du Mirail, j’ai été administrateur puis thérapeute à l’association INTERACTIONS à Toulouse, centre de thérapie familiale et de couple.
J’ai engagé la formation CAFERUIS (de cadre intermédiaire que je préfère nommer cadre de proximité) au CRFPFD de Toulouse (basé à Ramonville St Agne), diplômé en janvier 2015.
Cadre de proximité, j’occupe depuis septembre 2011 le poste de Chef de service dans un établissement médico-social accueillant des publics de la naissance à 20 ans, concernés soit par la déficience auditive, soit par la déficience visuelle, avec ou sans handicap associé, ou encore concernés par les troubles spécifiques du développement du langage oral et écrit.
Pouvez-vous nous présenter votre service ?
Je suis responsable par délégation du Directeur de 3 unités au sein de l’accueil institutionnel qui accueille des pré-adolescents et adolescents en situation de handicap sensoriel ou atteints de troubles du langage.
Le GAP concerne l’équipe pluridisciplinaire d’une unité.
Vous avez choisi de mettre en place de l’analyse de la pratique pour l’ensemble de l’équipe pluridisciplinaire. Pouvez-vous nous expliquer votre choix ?
Tout d’abord, cadre de proximité (Chef des services éducatifs) depuis 4 ans et demie, je conduis 3 unités et cinq équipes pluridisciplinaires.
Il est intéressant de noter que la dénomination de ma fonction et de ma fiche de poste est celle de Chef des services éducatifs alors que je conduis cinq équipes pluridisciplinaires dont des éducateurs. Nous parlons aussi d’équipes éducatives mais inscrites au sein de l’équipe pluridisciplinaires. Pour autant, les réunions institutionnelles ne concernent que des équipes pluridisciplinaires et jamais uniquement éducatives.
De suite après ma prise de fonction, j’ai indiqué au Directeur, aux membres de l’équipe de Direction dont je fais partie, ainsi qu’aux professionnels des équipes pluridisciplinaires, l’importance de l’analyse de la pratique professionnelle. Je précise que lorsque j’exerçais en tant qu’éducateur spécialisé, j’ai bénéficié avec mon ancienne équipe, je parle ici d’équipe éducative, d’un groupe d’analyse de la pratique professionnelle, qu’étudiant j’avais profité déjà de cet espace d’élaboration, de prise de recul, d’énonciation de ma pratique professionnelle, que j’en ai bénéficié durant ma formation CAFERUIS (de cadre intermédiaire ou de proximité).
J’ajoute que mon Directeur m’a permis, en accord avec un autre Directeur de notre association gestionnaire de conduire un groupe d’analyse de la pratique professionnelle auprès d’une équipe pluridisciplinaire d’un autre établissement.
L’idée de ces deux Directeurs était de développer cet outil en échangeant les compétences de divers professionnels, valorisant les ressources humaines et professionnelles au sein de l’association gestionnaire, plutôt que de faire appel systématiquement à un intervenant extérieur. Il ne s’agissait pas uniquement d’une habileté économique (habileté qui a toute son importance vu leurs responsabilités) mais également de croiser et faire circuler les savoirs-faire des professionnels.
La question de valorisation de la culture associative a toute sa place dans ce choix.
L’une des 5 équipes que je pilote s’est interrogée l’année 2014 sur la nécessité de demander au Directeur de bénéficier d’un groupe d’analyse de la pratique professionnelle. Selon moi, cela a été initié fortement par la psychologue et une éducatrice. La proposition a fait son chemin, pas forcément à l’unanimité. Ceci dit, le besoin d’avoir un espace d’échange, de réflexion, de discussion sur leurs pratiques professionnelles, était pointé comme une nécessité. Ceci se disait entre autres en réunion de coordination hebdomadaire, réunions que je conduis, assez souvent cela revenait aussi au détour des réunions de synthèse (nommées depuis lors, des réunions de co construction du projet individualisé d’accompagnement de l’enfant ou de l’adolescent).
Certains professionnels interrogeaient aussi la dimension de la régulation d’équipe.
Définir en équipe le besoin de l’équipe pluridisciplinaire revêtait nombre d’enjeux (de pouvoir, de contraintes d’organisation, du choix du profil et de l’orientation de l’intervenant, des effets à la fois souhaités et craints, de l’homéostasie dans cette équipe, des places, des rôles et des fonctions de chacun, des alliances et mésalliances …).
Ces discussions ont été relayées au sein du Comité d’Établissement en sachant que certains professionnels de cette équipe pluridisciplinaire étaient également élus du personnel. Un des points de discussion en CE concernait l’utilisation régulière voire permanente de GAP au sein de l’établissement.
Le Directeur et moi avons opté pour la mise en place d’un GAP, pour l’équipe pluridisciplinaire, à la rentrée scolaire suivante. Ainsi, au regard des nouvelles affectations des professionnels et de la mobilité interne à l’établissement, cette nouvelle équipe pluridisciplinaire était composée à la fois de certains professionnels de l’équipe précédente, quand d’autres étaient nouveaux.
Je précise que certains salariés étaient déjà salariés de l’établissement mais venaient d’une autre équipe pluridisciplinaire, où ils avaient bénéficié d’un GAP.
Ces différentes précisions sont importantes dans ce qu’elles ont eu comme effets de dynamique positive dans le lancement de ce GAP l’année scolaire 2015-2016.
Comment définiriez vous la pluridisciplinarité ?
Je définis la pluridisciplinarité comme la juxtaposition de diverses disciplines au sein d’une même équipe de professionnels intervenant auprès d’un groupe d’enfants ou d’adolescents, auprès de chacun des enfants du groupe, dans le respect des objectifs de travail élaborés avec la famille, dans le cadre du projet de l’enfant.
Plusieurs disciplines sont contraintes de tenter de travailler ensemble, d’échanger ensemble, sans se confondre. Il s’agit pour chaque technicien de sa discipline, de se sentir suffisamment sûr pour s’exposer à une parole face aux autres membres de l’équipe.
Quels sont les constats qui sous-tendent votre décision ?
Un de mes constats réside dans le fait que l’équipe est un terme énoncé « à tout va », sans prendre le temps, ne serait-ce que de temps à autre, de vérifier de quoi parle la personne qui l’utilise.
Lorsque nous rajoutons pluridisciplinaire, là aussi « à tout va », nous rassemblons des professionnels qui viennent parler avant tout de leur propre pratique professionnelle, mais est-il possible d’être à l’écoute de la pratique de l’autre. Si oui, comment s’autoriser à la discuter, à l’interroger, dans un cadre garanti pour le faire. Nous connaissons les éléments tels que la peur du jugement, du regard de l’autre, la difficulté à rendre intelligible sa pratique, sa technicité…
Qu’attendez vous de cet espace de travail ?
Que les professionnels puissent comprendre ou appréhender les enjeux dans lesquels ils sont pris afin de trouver le sens nécessaire à l’exercice de leurs métiers respectifs en s’enrichissant du travail en équipe, ce au profit de la qualité du travail auprès des enfants accueillis.
En quoi consiste précisément cette analyse des pratiques ?
L’animateur de ce groupe d’analyse des pratiques fait référence à deux disciplines, la psychologie et la sociologie, d’une part, la psychologie du travail et la psychologie clinique et d’autre part, la sociologie des organisations et la sociologie de la santé. Ces références permettent une lecture croisée des situations présentées par les professionnels pour aider à une distanciation et une conceptualisation de la pratique.
Autrement dit, les disciplines offrent l’opportunité de proposer d’autres lectures que celles que chaque professionnel fait « naturellement » à partir de sa formation et de l’expérience de son métier. D’autant que ce groupe est composé de professionnels issus de l’éducatif (éducateur spécialisé, moniteur éducateur), du rééducatif (psychomoteur, orthophoniste), de la psychologie (psychologue), du pédagogique (enseignant spécialisé) et du social (assistante de service social).
À partir d’une situation vécue comme problème ou de réussite, chaque professionnel analyse les processus mis en jeu en expliquant d’où il parle et à partir de quelles références. Ce processus permet de mettre à jour à la fois les fondements communs (les valeurs, la place de l’enfant et des familles, l’inscription dans le collectif professionnel) et les différences voire les divergences de vues. Positionner le débat sur les processus cognitifs permet de se centrer sur le groupe et sur le professionnel afin d’éviter la remise en cause de la personne et les altérations égotiques. De plus, l’élaboration et la recherche de solutions en commun favorisent la construction d’un collectif et de référentiels partagés.
En quoi le travail sur la pluridisciplinarité vous paraît-il pertinent pour l’accompagnement éducatif et thérapeutique des enfants ?
Les enfants rencontrent beaucoup de professionnels différents toute la journée, chaque journée de la semaine, et des semaines de toute l’année. Pour eux, savoir que c’est un éducateur, une psychomotricienne, une orthophoniste, une psychologue, une enseignante spécialisée, qui est présent à ce moment-là de son emploi du temps et qui formalise son projet individualisé d’accompagnement, ne signifie pas grand chose. Cela a du sens pour les membres de l’équipe pluridisciplinaire, recherchant à quoi son intervention participe « d’un tout » qui pourrait être la recherche de cohérence du projet de l’enfant.
Toutefois, l’enfant également recherche le sens «de ce que nous lui voulons», «de ce que nous lui proposons/imposons», à fortiori lorsqu’il ne veut pas quitter un professionnel pour un autre et qu’il lui est signifié que c’est l’heure d’aller voir l’orthophoniste ou l’éducatrice.
Il me semble que plus les professionnels comprennent le sens du travail pluridisciplinaire, plus les enfants peuvent le comprendre.
« Faire sens pour le professionnel pour faire sens pour l’enfant accueilli ».
Je pense que le travail sur la pluridisciplinarité est de ce fait un processus de recherche permanent, pertinent pour le sens de l’action éducative et thérapeutique auprès des enfants.
Quelle transférabilité croyez vous possible pour l’accompagnement quotidien des enfants?
Je pense que le travail au sein du GAP peut permettre à une équipe de dépasser le seul fait d’être, sans l’avoir recherché, réuni autour d’un groupe d’enfants qui ont des besoins.
Le GAP est un espace où l’équipe peut tisser d’autres liens, personnels et professionnels, qui dépasse les ambitions de chacun de ses membres afin de n’accorder ses profits qu’à l’entité même de l’équipe pluridisciplinaire.
Au minimum, elle évite le risque d’isolement, d’épuisement, que peut vivre un professionnel de l’équipe. Au mieux, elle permet aux membres de l’équipe pluridisciplinaire de développer leurs compétences professionnelles et, justement, de les transférer pour l’accompagnement quotidien des enfants.
Le GAP est un espace décalé du quotidien qui produit des effets «en termes de plus value» transférables au sein du quotidien des enfants accueillis.
Qu’est-ce que cela apporte aux participants, change ou pas dans leurs pratiques ?
Lorsque j’anime les réunions institutionnelles avec cette équipe pluridisciplinaire, je constate sensiblement que la parole circule mieux, que des points de vue différents s’expriment avec moins de crainte, que le pouvoir lié entre autres au Savoir est un peu mieux partagé. Un des indicateurs nets à mes yeux est que même la nouvelle rééducatrice, remplaçante, qui découvre en plus le secteur médico-social puisque jusqu’alors officiant uniquement en cabinet en libéral, découvre le travail en équipe pluridisciplinaire, s’exprime également. Loin de moi l’idée d’indiquer que le GAP répond et produit tous les effets repérés lors des réunions d’équipe. Toutefois, les professionnels profitent de cet espace pour mieux se connaître et se reconnaître.
Je note également que, sur le plan de l’organisation, du qui fait quoi, les repères sont mieux en place.
La communication est plus fluide, avec moins de heurts.
Il me semble que l’autre, le collègue, est mieux écouté car j’ai moins souvent à recadrer, à redonner la parole à celui qui a été interrompu.
Je note une meilleure cohérence dans les échanges, ainsi j’ai moins souvent besoin de questionner, de pointer les incohérences ou d’énoncer mon incompréhension à propos de ce que qui tente de se dire.
Cette équipe pluridisciplinaire a été grandement renouvelée avec l’enjeu d’élaborer et d’écrire le projet de service.
L’évolution des besoins des enfants accueillis réclament des échanges de meilleure qualité mais également de réinterroger ses pratiques professionnelles. Des éducatrices m’ont demandé une formation sur les troubles psychiques (parmi les troubles associés au handicap auditif).
Je note un autre indicateur fort : les rencontres avec les familles se préparent mieux au sens d’une meilleure écoute des besoins des parents de l’enfant accueilli.
La posture de l’équipe pluridisciplinaire autorise mieux celle de la famille, ainsi le conflit est nécessaire car fécond.
L’amélioration du processus de co construction du Projet Individualisé d’Accompagnement de l’enfant accueilli se ressent petit à petit et l’espace du GAP, tel que l’équipe pluridisciplinaire s’en saisit, autorise cela.
Interview réalisée par Jenny ANTOINE
Interview de Tony Leblond, chef de service Tony Leblond, interview réalisée par Jenny Antoine Champ social | « Forum » 2016/2 N° 148 |
pages 66 à 70
ISSN 0988-6486
ISBN 9782353719372
Article disponible en ligne à l’adresse :
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http://www.cairn.info/revue-forum-2016-2-page-66.htm
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Pour citer cet article :
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Tony Leblond, Interview réalisée par Jenny Antoine« La pluridisciplinarité mise au travail au sein d’une institution. Interview de Tony Leblond, chef de service », Forum 2016/2 (N° 148), p. 66-70.
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