LA FONCTION CADRE AUJOURD’HUI

Porter une utopie, c’est donner vie au présent et autoriser le futur…

 

Le présent article souhaite faire part d’une étude relative à une population de cadres de la région parisienne et de la région Midi- Pyrénées, réalisée de septembre 2010 à mai 2012. L’objectif était d’établir au regard du témoignage de ces acteurs, en tant que personnes et non seulement comme des professionnels devant porter le statut de cadre, les contours d’une fonction qui apparaît multiple et diverse.

Plusieurs outils ont été utilisés : d’une part, 52 questionnaires visant à établir les parcours de ces professionnels et, d’autre part, 22 entretiens semi-directifs centrés sur le vécu professionnel. Les cadres interrogés sont représentatifs des différents établissements et des diverses formes d’organisation du secteur. Cette étude est construite sur une approche qualitative et compréhensive, les pour- centages indiqués n’ont donc pour unique fonction que de donner des tendances.

Afin de faciliter la lecture, nous présenterons quelques éléments significatifs de cette étude, sans ordre hiérarchique. Les phrases en italiques entre guillemets sont des extraits de discours des dits cadres, produits en situation conviviale…

UN PREMIER CONSTAT : LHÉTÉROGÉNÉITÉ DES APPELLATIONS

Le terme « cadre » réfère à plusieurs notions : le statut défini par les conventions collectives et les référentiels ; puis l’idée du cadre (le professionnel) qui porte le cadre, c’est-à-dire la loi dans ses deux acceptions, le juridique et le symbolique. Cette dimension est de fait renforcée par la non-présence permanente in situ du directeur qui, lui, devient responsable de la stratégie et de la politique du pôle. Le cadre est donc « dépositaire des différentes dimensions du quotidien tant pour les usagers et leur famille que pour les professionnels du service ou de l’établissement ». D’ailleurs, il est intéressant de noter que l’usage du terme « cadre » renferme intrinsèquement les deux usages mêlés, comme si le nom faisait la fonction : « si tu dis cadre éducatif, c’est clair tu es du côté du cœur de métier, tu vas être auprès des professionnels et des usagers pour le sens du travail », « pour moi, c’est cadre d’unité, je suis sur les plannings, les budgets, les emmerdes plus que l’éducatif ».

 

UN DEUXIÈME CONSTAT : UNE PERTE DE SENS

Dès à présent, le constat d’un malaise des cadres du secteur peut être fait, il repose sur plusieurs ressorts : quête d’identité, sentiment de perte de valeurs, manque de repères et d’attendus clairs des directions générales, position inconfortable d’interface entre la base engagée dans le quotidien et la direction porteuse de stratégies et de politiques pas toujours énoncées. Enfin, trouble parfois profond, face à l’exigence de rendre compte (évaluations, qualité, traçabilité, prévisionnel, tableaux de bord) : « Tout ça dit pas comment ça bosse […] j’ai des collègues, ils ont des supers tableaux, des camemberts en couleur et tout, et […], t’en a pas un qui blague avec eux [les usagers], qui prend du temps, qui fait attention. » Le risque qu’ils énoncent presque tous est de perdre de vue la raison du travail social : l’usager, « en fait je passe plus de temps avec ce putain d’Excel qu’avec les résidents ».

 

COMMENT DEVIENTON CADRE ?

Cette question renvoie à la question du parcours abordé dans l’après ; le discours proposé est une re-construction, de ce fait, il donne à entendre des cohérences et des décisions éclai- rées par leur pertinence présente. L’ensemble des cadres rencontrés peuvent se grouper en trois catégories distinctes.

D’une part, ceux qui ont été choisis : ils sont 54 %, ils expliquent « j’y pensais pas […] puis mon directeur me l’a proposé, j’ai réfléchi, je me suis dit bon s’il te le dit, c’est qu’il pense que je peux ». Leur légitimation passe par la valorisation d’un tiers hiérarchique à qui ils reconnaissent une expertise : « c’était un sacré bonhomme ». Ces cadres se retrouvent majoritairement dans ceux qui veulent « mettre [les] pieds dans les traces de nos prédécesseurs ».

D’autre part, ceux qui ont choisi (37 %) : ces professionnels ont décidé d’être cadre, parfois depuis très longtemps, « je crois que dès que j’ai eu le DE », et parfois contre leur institution :

« alors moi, j’en ai eu des bâtons dans les roues ». Il est possible de dire que cette catégo- rie a la certitude ferrée au corps de sa légitimité à occuper la fonction de cadre. Pour la majorité d’entre eux, cette fonction n’est qu’une étape vers « des fonctions plus élevées, je ne vais pas rester là toute ma vie ».

Enfin, les « contextuels » (9 %) disent être deve- nus cadres par les circonstances, « ben, le direc- teur venait d’être largué […] le président me l’a proposé en disant il faut quelqu’un sinon on ferme ». La majorité d’entre eux pensaient que « ça devait durer quelques mois ». Ils retirent leur légitimité de l’équipe et ont une relation affective à celle-ci, ce qui peut être source de blessures lors de désaccords.

UNE TYPOLOGIE COMME CADRE COMPRÉHENSIF

À partir des éléments recueillis, nous proposons une typologie des cadres qui repose sur deux dimensions : d’une part, l’engagement, d’autre part, le type de management. L’engagement est entendu comme la revendication et l’incarnation de valeurs humanistes qui fondent le travail social. Ces valeurs sont héritées du siècle des Lumières, des courants du christianisme social et des mouvements d’éducation populaire. À l’op- posé se trouvent les valeurs gestionnaires rattachées au courant néolibéral. La dimension du management est illustrée d’un côté par les aspects autocratiques et de l’autre par le management participatif, c’est-à-dire une valorisation des démarches de participation de l’ensemble des acteurs à la prise de décisions, à leur mise en œuvre et à leur évaluation.

Le croisement de ces deux dimensions permet d’illustrer quatre profils « type » de cadres ; il est indispensable de préciser que cette construction est une réduction schématique de la réalité qui permet une comparaison d’éléments entre eux sans ambitionner l’exhaustivité du réel. Ces limites étant énoncées, il est intéressant de découvrir ce que recouvrent ces quatre profils :

– le profil majoritaire, 43 %, est constitué des « militants » qui revendiquent un attachement fort aux valeurs et aux concepts fondateurs, ils disent « se battre pour les incarner au quotidien », ils proposent et mettent en œuvre les méthodologies d’une partici- pation effective de tous les acteurs et veulent « être attentif(s) à la dimension humaine avant la dimension usager ou salarié ». Ils portent ce discours face à leurs équipes et à leurs directions, ils veulent être garants « d’une manière d’être ensemble ». Autrement dit, le collectif fait sens, à la fois comme processus thérapeutique, de socialisation, d’organisation et de décision. Ces « militants », unanimement, font part de leurs difficultés : « j’ai le sentiment d’être à contre-courant ». De tous les cadres rencontrés, ce sont ceux qui se disent le plus en souffrance, ils se sentent au centre d’un paradoxe entre les valeurs pour lesquelles ils se sont engagés et les contraintes de gestion dans lesquelles ils ne se reconnaissent pas ;

– les « balanciers » sont de l’ordre de 31 %, ils tentent d’associer

histoire et actualité, souvent au prix de grands écarts compliqués à tenir. Ainsi, l’observation montre un balancement entre le recours participatif aux équipes et la prise de décision autoritaire, entre l’humanisme compréhensif et l’arbitraire. Ils tentent d’appliquer les directives de leurs directions sans toujours les faire leurs, ce qui donne l’impression qu’ils sont « juste bons à appliquer ce qu’on leur dit », ils sont des courroies du pouvoir. Ces cadres sont les deuxièmes qui expriment un malaise important ; contrairement aux « militants », ils ne peuvent ancrer leurs actions « dans un combat » et se sentent particulièrement lésés, car ils jouent le jeu

sans aucun bénéfice réel et ont, en plus, le senti- ment de trahir leur idéal de jeunesse ;

  • les « économistes » (17 %) se référent à l’évolution gestionnaire comme à un mouvement inéluctable. De manière incantatoire, ils font appel aux concepts de l’économie appliquée au secteur, « rentabilité, performance, économie, réduction des coûts ». Un tiers des « économistes » montrent une attitude fataliste, voire désespérée, « toute façon dans dix ans on s’ra tous des entreprises ». Un autre tiers d’entre eux sont opportunistes, ils utilisent une posture d’expert rassurante qui leur permet de diriger leur équipe. Le dernier tiers est composé de cadres embarqués dans la mouvance sans recul apparent et sans questionnement paralysant ;
  • les « manipulateurs » (9 %) ont intégré les valeurs humanistes, qu’ils convoquent à des fins de management autocratique. Ils donnent l’illusion d’une co-décision et peuvent être dans un positionnement moraliste, voire culpabilisa- 40 % d’entre eux semblent ne pas être conscients de la contradiction de l’attitude « faites ce que je dis mais pas ce que je fais ». Les 60 % restants se partagent également entre « les déçus », « je me suis fais avoir […] quand j’ai compris, je me suis dit tu seras du bon côté ». Une autre partie d’entre eux expliquent leur positionnement par un choix raisonné qui leur permet de participer à la décision donc de pouvoir l’infléchir.

UN SENTIMENT PROFOND DE SOLITUDE

Pratiquement à l’unanimité, les professionnels rencontrés font part d’un sentiment d’isolement important. Pour plus de la moitié, c’est « une découverte particulièrement éprouvante […] on est seul, loin de l’équipe […] et loin de la direction, seul entre les deux […] je veux dire qu’on a plus les mêmes relations ». Les cadres souffrent du fait que le statut modifie, à leur sens, la qualité des interrelations. Ainsi, ils disent qu’ils ne peuvent pas « se lâcher, dire les choses » comme ils les ressentent, « je suis en quelque sorte sur mes gardes, quand tu dis un truc parce que tu es fatigué ou énervé, c’est déformé, trans- formé et sorti du contexte ». Tous les professionnels interrogés souhaitent pouvoir bénéficier d’« un espace » qui leur permette de « poser les emmerdes, d’échanger les pratiques […] de tenter des trucs ensemble, de reprendre un truc qui marche ailleurs ».

UN EXERCICE DE SOUPLESSE

L’ensemble des cadres indiquent que leur plus grande difficulté réside dans la gestion des ressources humaines. Ils l’expliquent par un manque de connaissances juridiques, de clarification des rôles réels, et en particulier dans la délimitation du champ des compétences et des responsabilités. Enfin, les cadres signalent l’im- possibilité dans laquelle ils sont, « bloqués entre la convention collective et les usages anciens ». Ainsi, contrairement aux cadres de l’entreprise, les cadres du secteur ont peu de leviers en dehors des éléments intrinsèques à leur personne : charisme, légitimité, expérience… Ceci est un facteur aggravant de l’usure professionnelle dont témoignent les cadres rencontrés, « en plus t’as intérêt à être en forme, toute l’ambiance repose sur toi », et renforce le senti- ment d’isolement.

UNE ARTICULATION COMPLEXE : LE JENOUS

Le cadre est à l’interface entre les équipes et la direction. La fonction cadre est donc définie comme celle qui favorise la dynamique des équipes et la circulation de l’information. Autrement dit, comme le genou dans le corps humain, le cadre a un rôle d’articulation et de coordination entre le haut et le bas de la hiérar- chie, c’est une jointure fondamentale pour la posture et le mouvement. Il est intéressant de noter que tous les cadres rencontrés font part de l’instabilité inhérente à la fonction : « en gros, je vais te dire, on a le cul entre deux chaises, y a des coups à prendre de partout ». Ainsi, les trois quarts des cadres rencontrés indiquent que

« la plupart du temps, on n’a pas le sens et la démarche à l’origine de la décision, comment faire pour répondre et dynamiser les équipes ? ».

Il est possible de dire que le « je » (le cadre) fait le « nous » (l’équipe).

UNE PLURIMULTICOMPÉTENCES

L’étude permet de mettre au jour les différentes activités réalisées par les cadres qui peuvent être regroupées par familles et prendre des amplitudes variées selon la structuration de l’organisation : la gestion des ressources humaines, la gestion financière et budgétaire, l’économat, la maintenance, la logistique, la sécurité, la coordina- tion éducative, les relations avec les usagers et leurs familles, les projets, la qualité, l’évaluation, le partenariat, l’accueil des stagiaires, les relations avec les organismes de formation. Ces tâches reposent sur des sphères de compétences habituellement antagonistes qui s’inscrivent dans des disciplines différentes. Le cadre idéal a à voir avec la polyvalence omnisciente et une souplesse cognitive encyclopédique. La grande majorité des cadres rencontrés expriment une « véritable lassitude pour l’administra- tif et la gestion », en revanche, ils ont une plus grande expérience et apprécient plus la relation à l’usager et à son entourage.

UN QUOTIDIEN QUI VAMPIRISE

Tous les cadres témoignent d’une emprise du quotidien, tous disent

« je passe mon temps à gérer les urgences ». L’accélération de la circulation de l’information paraît avoir pour incidence un abais- sement du délai attendu de réponse. Cela est confirmé par l’acces- sibilité quasi permanente aux cadres via leur téléphone mobile et leurs mails. D’autre part, les cadres se trouvent confrontés à la ques- tion de la délégation : que peuvent-ils, que doivent-ils déléguer ? Enfin, l’urgence « empêche de se poser, de réfléchir », « on est le nez dans le guidon ». Ainsi, les cadres rencontrés témoignent de leur difficulté à être force de proposition, à être créatif et innovant. Un élément aggravant réside dans la diversité des tâches à effectuer, comme nous l’avons vu plus haut. Sans surprise, les cadres d’association mono-établissement et de structures de moins de 150 salariés se déclarent le plus « happés par la variété des activi- tés à faire ». 

LE STRESS COMME COMPAGNON

« Dès le lundi matin, je suis en retard », ce témoignage a été renouvelé par plus de 92 % des cadres interrogés. La plupart d’entre eux indiquent se connecter ou reprendre des dossiers en suspens le dimanche (après-midi ou soir) afin de « réduire le retard constant ». Le temps pris sur la vie personnelle (soirées, week-ends, vacances) sert donc d’ajustement à l’activité professionnelle. Il semble que ces temps de travail soient plus performants – « je peux aller au bout sans être interrompu, du coup c’est plus efficace » –, car la majo- rité des cadres sont totalement accessibles pour les usagers et leur équipe. Le travail réalisé par anticipation chez soi provoque un apai- sement des tensions qui sera à nouveau recherché et incitera à le reproduire. De cet engrenage naît l’usure professionnelle, et parfois

aussi une lassitude de l’entourage, lui-même épuisé par cet envahissement. Le cadre est alors pris dans une spirale dont il a du mal à s’échap- per, nous proposons d’appeler ce phénomène

« le syndrome du hamster ». Au départ, celui-ci fait des efforts pour faire tourner la roue, puis la roue tourne par autopropulsion, le hamster est entraîné par le mouvement qu’il ne contrôle plus. La seule solution est de sortir de la roue…

Un autre élément de stress est la question de la responsabilité, les cadres rencontrés indiquent

« t’as ça au-dessus de ta tête comme une épée de Damoclès ». Plusieurs éléments sont des facteurs aggravants de stress : d’une part, l’im- pression d’isolement et l’absence de ressources facilement mobilisables induisent un sentiment d’erreur possible. D’autre part, la méconnais- sance de l’environnement juridique amène une projection d’imputabilité de la faute à eux- mêmes. Enfin, la judiciarisation médiatisée des relations des patients avec les professionnels de santé a pour corollaire une dramatisation du risque par ces cadres.

Les entretiens ont permis de mettre au jour des symptômes du stress d’intensité variable pour plus de la moitié des cadres rencontrés (62 %), qui se caractérisent par des troubles du sommeil, de l’appétit, des angoisses nocturnes, des inca- pacités à débrancher le téléphone mobile et la messagerie Internet, de l’irritabilité, de la nervo- sité, de l’instabilité de l’humeur, des difficultés de concentration, des prises de produits (alcool et/ou médicaments psychoactifs et/ou canna- bis), « quand je rentre, je me fais un petit apéro et je me détends », « quand je suis trop speed, je prends un somnifère ».

 

LES PERSPECTIVES

L’ensemble des cadres rencontrés sont à la recherche d’outils qui les « aident dans le quoti- dien, je suis sûr qu’il y a des trucs qui marchent, qui changeraient la vie ». Il y a là presque une attente de solutions magiques. Au-delà d’un apport indispensable de connaissances, il est nécessaire d’accompagner ces professionnels dans la durée. Des espaces d’élaboration et de réflexion permettraient de co-construire les références communes de cette fonction. Le deuxième objectif serait de favoriser la capitalisation des expériences, la mutualisation des projets et des expérimentations afin de créer des groupes ressources. Le troisième objectif viserait à permettre aux cadres de développer une posture distanciée de la pratique de type métacognitif et appuyée sur une démarche de recherche en capacité de produire de la connais- sance sur cette fonction particulière.

EN FORME DE CONCLUSION

Cet article a tenté de montrer la réalité de la pression et du stress ressentis par les cadres rencontrés : il semble nécessaire d’adopter une démarche de gestion et de prévention. Ainsi, les cadres apparaissent comme les chefs d’or- chestre du quotidien, leur rôle est primordial pour que la partition soit harmonieusement jouée. Une grande partie des cadres de cette étude sont en usure professionnelle, c’est-à-dire en déséquilibre entre l’investissement dans leur travail et leur capacité à se ressourcer. Quand les cadres se confient, ils « subissent » des commentaires qui renvoient aux déterminants psychologiques individuels, cela renforce le sentiment de difficulté en l’inscrivant dans l’in- capacité personnelle. Alors que la prise en compte de la réalité structurelle et organisa- tionnelle, à laquelle ils sont confrontés, serait utile à tous les acteurs. Nous pourrions dire que prendre soin du cadre s’inscrit dans une démarche globale de prise en compte des risques psychosociaux de l’ensemble des profession- nels afin de concourir à une démarche collective de bientraitance. Car comment imaginer que celle-ci soit en œuvre alors que celui qui donne le sens (le cadre) serait en situation d’usure professionnelle ? En poussant le raisonnement, on pourrait avancer ce propos : « Dis-moi comment va le cadre, je te dirai comment va l’institution. »

Au terme de cet article, nous pouvons constater que la fonction cadre du secteur social et médico-social reste un champ à explorer et à étudier.

 

Jenny Antoine