Formatrice depuis un quart de siècle, dans différentes structures auprès de publics divers, dans des champs professionnels variés, j’ai, au cours d’une conversation animée et riche, répondu un peu hâtive- ment à l’invitation d’écrire quelques lignes sur ce métier de formateur. Je dis hâtivement car au moment de noircir la feuille, mes pensées si claires, dans l’échange oral, se sont envolées, mes idées s’entrechoquent. Comment dire le plaisir et la peur, la force et l’im- puissance, la répétition et la variété, le prévu et la surprise ? Ce tout qui me fait me lever depuis vingt-cinq ans avec curiosité et envie.
Qu’est-ce qui fait qu’un jour, on devient formateur ? Et surtout, qu’est-ce qui fait qu’on le reste ? Des questions simples, mais qui contiennent en quelques mots toute l’étrangeté de cette motivation : former l’autre. Mettre cet autre à la forme de, en forme de, au nom de qui, pourquoi, pour qui ? D’où vient cette légitimité ? Peut-être de ce pouvoir que donne le supposé savoir, la possession de connaissances encyclopédiques, mais aussi de la force des expériences qui se lisent dans les rides et les rappels du temps où avant…
Alors du côté de la transmission de fils qui tricotent l’histoire d’un métier, d’une institution, du combat de ces hommes et femmes bien rangés dans les livres incontournables. Ceux qui nous ont pétris, nous ont portés, devenus totémiques, comment faire pour transmettre la flamme, leur flamme, sans trahir, sans flétrir ? Ces « bleus » deviendront les professionnels de demain, comment faire pour que les valeurs perdurent, soient vivantes, sans les enfermer, pour leur per- mettre d’être, pour leur donner des repères sans les contraindre ?
Qu’ils puissent habiter le métier en revendiquant, en portant des valeurs d’hier pour demain, qu’on puisse se retirer sur la pointe des pieds rassurés et fiers du travail bien fait, du devoir accompli, comme les artisans d’art, le chemin continue…
Alors du côté des passeurs de savoirs, de savoir-faire et de savoir- être, des montreurs, des révélateurs à soi-même. Chacun ayant sa propre alchimie à trouver, comme si aucune règle n’existait dans cette rencontre improbable entre des passeurs d’hier à demain et des « tout neufs » avides de comprendre. Et si la réponse était justement dans cette absence de réponse, qui fait qu’à chaque rentrée le stress noue de nouveau l’estomac, dans cette sourde inquiétude : « Comment ils seront ? » et certainement aussi, plus profondément et plus silencieusement : « Comment je serai ? »
Alors, du côté du trac du théâtreux qui chaque fois recommence dès que le rideau s’ouvre. Et pourtant l’artiste sera là, disant, vivant, croyant son texte, et le spectateur sera là. De cette émotion naîtra l’envie d’aller plus loin, de reprendre l’histoire des idées, il était une fois, et tous les anciens sont appelés à revenir sur scène-là, devant eux, « les futurs ». Cette responsabilité incroyable de faire revivre la pensée d’un auteur pour interroger, interpeller « ce débutant », déconstruire sans construire à sa place, lui passer les matériaux sans construire le mur, mais ne pas permettre n’importe quoi non plus.
Alors du côté de l’étai, cette pièce de charpente qui évite l’effondrement, une pièce qui tient le tout sans être le tout. Drôle d’exercice, former, mettre en forme sans formater, tout un pro- gramme ! Comment faire pour aider à l’élaboration d’un soi professionnel et personnel unique, et adapté aux exigences d’un secteur en évolution ? Comment préparer à un avenir inconnu, comment repérer le bagage essentiel qui permettra tout au long de la vie professionnelle que le puzzle évolue et tienne le coup ?
Alors du côté des doux rêveurs qui toujours reprennent l’exercice. Si former était une utopie qui survivait par sa dimension chimérique. Un Graal impossible et toujours recherché, inaccessible projet, toujours remis au travail. Et si la réponse était du côté de cette remise en question permanente de soi, du monde, de l’autre. Si l’absence de certitude était le moteur même de la motivation à être, encore au fil des interrogations vertigineuses et parfois douloureuses, formateur. Si ce mouvement perpétuel était la réponse au néant et à la mort, au départ et à l’absence, ainsi si tout recommence, rien ne meurt, comme la vague incessante sur le sable. Car chaque fois, la rencontre se fera avec ces nouveaux, d’autres pays seront à découvrir, à apprivoiser. Cette force qui emporte devant le travail à accomplir, oui, il reste tant de choses à faire, à essayer, à penser. Cet élan de vie qui renaît en septembre quand la nature commence à s’endormir. Être formateur, c’est être aussi hors saison et pourtant tellement dans le temps, le rythme.
Alors du côté de Chronos, à la fois devant pour ouvrir le chemin de demain, à côté pour le partage du quotidien, et en arrière pour parler et éclairer hier. Drôle de gageure dans un monde toujours plus complexe et plus rapide. Être disponible, disposé, tout en tenant et en rappelant les échéances, drôle de gymnastique intellectuelle ! Cette souplesse exigée qui laisse toujours le désagréable sentiment d’être en retard. Pour Alice, cela s’arrêtait à la fin de l’histoire, mais là c’est une histoire sans fin. Et si être formateur, c’était courir après l’Histoire, après sa propre histoire, si c’était vouloir écrire une page de la petite histoire. Car au fond de nous, nous avons tous un formateur qui au détour d’un temps a marqué notre histoire.
Et si notre histoire, c’était de ne pas quitter ce temps d’école où le parcours n’a pas toujours été simple. Comme si notre cartable portait encore, en son fond, nos cahiers à gros carreaux. Comme si nous étions toujours les écoliers que nous avons été. Si de rester dans la salle de classe nous per- mettait de nous réconcilier avec ce gamin que nous sommes, de le regarder en face. L’objectif serait alors pour certains de l’encourager, de le rassurer, pour d’autres de le dépasser, d’en être fiers. Pour tous, au final, de faire la paix avec lui, avec ce môme qui garde les yeux grands ouverts sur l’homme que nous sommes aujourd’hui.
Alors on pourrait commencer à comprendre pourquoi malgré les doutes, les difficultés, il y a toujours du plaisir, du contentement d’être là, de redire, de refaire à l’infini comme la première fois. Et essayer encore, tenter et expérimenter encore, lire et se documenter toujours au cas où il se passerait quelque chose, quelque part, qui pourrait servir. Cette utilité pragmatique nourrie à la source de la créativité, moteur de l’action quotidienne, renvoie à une jeunesse éternelle, cette curiosité adolescente du monde. Cette envie de découvrir, d’apprendre, de comprendre, de prendre avec, avec cet autre différent et semblable, connu et à découvrir.
Et si la formation était source de jeunesse éternelle, fontaine de jouvence… Être formateur, c’est avoir pour projet un devenir intellectuel. Ce terme est entendu ainsi : « qui concerne l’en- semble des facultés humaines permettant la connaissance et la compréhension ou qui en relève 2 ». La rencontre se fait dans cet espace commun d’échange et de partage qui va per- mettre la construction pour chacun.
Car il est clair que le formateur ne sort pas, non plus, indemne de ce lieu de parole. Lui aussi, dans un mouvement à la fois inattendu et désiré, va cheminer, évoluer dans la représentation de sa mission, du monde et de sa pratique. Il remettra en question les choix, les orientations, les projets d’hier, pouvant même, parfois, donner l’impression d’une certaine instabilité, alors même que c’est cette transformation progressive qui est à l’œuvre.
Le formateur serait, lui aussi, en projet de devenir intellectuel. Comment, dans cet environnement mouvant, oublier les pairs, les collègues, qui, embarqués eux aussi dans cette galère, rament et par- fois à contre-courant. Ces autres que l’on ne choisit pas et qui pour- tant font un bout de route avec nous pour le meilleur et pour le pire. Dans notre secteur, certainement plus qu’ailleurs, ces autres ont à s’entendre a minima sur des fondements communs pour que les fondations soient suffisamment solides pour permettre la construction d’un ensemble qui devra résister aux tempêtes et aux temps calmes.
Pourtant, cela n’induit pas l’obligation d’un profil unique du formateur, au contraire, l’approche de la complexité se nourrit de la différence et de la variété. La complémentarité des parcours et des expériences est certainement le secret de la qualité de la formation à offrir aux futurs professionnels. C’est certainement pour cela que l’on peut dire que les écoles ont des couleurs différentes. Et comme dans la nature, l’éclat de chacune se nourrit de la lumière des autres. C’est pour cela que la coexistence de plusieurs écoles est indispensable à l’équilibre et à l’harmonie du secteur dans son ensemble. Entre histoire, figures marquantes et combats, chaque équipe est ainsi entourée et portée par ses esprits qui fondent l’engagement d’aujourd’hui.
« Avancer sans renier », ambivalence pas simple à gérer mais non antinomique. Car nous avons une responsabilité sociale incontournable, celle de former des hommes et des femmes qui seront des professionnels au quotidien, demain et les jours suivants.
La conscience du poids de cette responsabilité nous habite, dans le souci permanent que nous avons d’aider à la construction d’une identité professionnelle de qualité.
Ainsi, après l’obtention du diplôme, la société donnera mandat à ces futurs collègues induisant de fait un rôle social complexe et parfois difficile.
La prise en charge d’autres personnes oblige, entre autres choses, à une rigueur et à une clairvoyance 3 qui ne sont en aucun cas innées. Tout comme le formateur, le travailleur social doit exiger de lui- même une veille constante qui n’assure pas contre l’erreur, mais per- met d’éviter la toute-puissance. Cette exigence que j’ai pour moi, pour les élèves, les étudiants et les stagiaires que j’accompagne ne me paraît pas suffisante, mais nécessairement obligatoire.
Au terme de cet exercice, incomplet, d’écriture, je ne suis pas sûre d’avoir répondu à la commande, mais j’espère avoir fait partager le souci de professionnalité qu’exige ce métier de formateur.
Jenny Antoine