Un tel titre a le mérite d’être dans la thématique de ce numéro d’Empan sans pour autant rien dire de précis. Belle entrée en matière !
Nous ne rajouterons pas d’eau au moulin de la confusion ambiante et nous essaierons de proposer des questions qui engagent à conti- nuer la route exigeante de la pratique professionnelle. Mais naïve- ment, nous pouvons déjà nous interroger sur le pourquoi et le pour qui ? Ces simples questions ne se posent pas à tous, ici et ailleurs bien sûr que d’autres interrogations sont plus vitales et existen- tielles. Pourtant, elles nous taraudent, en particulier en tant qu’adultes face au monde inaccessible des pratiques des adoles- cents en matière d’Internet. Il semble même que notre sollicitude va grandissant quand, en plus, on est travailleur social auprès d’un public jeune ! Peut-être que ces technologies titillent notre désir de bien faire, d’être de bons accompagnateurs, et notre volonté de protéger et de préserver nos chères têtes blondes. Peut-être qu’elles interpellent, aussi, quelque part, notre ambition secrète de maîtriser le monde. Bon, évidemment, dit comme ça, cela ce n’est pas très agréable, mais faisons une courte pause, interrogeons nos attitudes envers les jeunes. Que fait-on d’eux dans ces débats qui parlent d’eux ? Pourquoi n’ont-ils pas accès à la parole ? Quel sentiment de toute-puissance cela recouvre-t-il ? Savoir à leur place, n’est-ce pas le summum du contrôle ? N’est-ce pas l’illustration de notre certitude qu’ils ne sont pas capables ?
De telles questions ne concernent pas seulement les nouvelles technologies, mais bien entendu l’ensemble de nos relations, dont celles avec les personnes reçues, accueillies, accompagnées ou prises en charge par les travailleurs sociaux. Il n’y a souvent qu’un pas entre la bonne intention et le faire à la place avec de bonnes raisons !
Cette contribution abordera uniquement la question d’Internet et du travail social, à partir d’une clarification des termes qui permettra, ensuite, une restitution partielle d’une recherche réalisée auprès de jeunes, pour conclure par la place possible des travailleurs sociaux.
LA NOTION DE LIEN SOCIAL
Tout d’abord, essayons de circonscrire cette locution polysémique qu’est « le lien social ». Que dit-on quand on parle de travail social ? À quel glissement de sens adhère t-on quand on aborde la notion de lien social ? Pourquoi vouloir établir un parallèle entre ces termes et Internet ? Quels filtres emprunte-t-on pour examiner notre présent et interroger notre avenir ?
N’est-ce pas fondamentalement une allitération ? Ainsi, le terme de « lien » induit l’idée « de ce qui relie, de ce qui unit, de ce qui rapproche » ; quant à l’adjectif « social », il souligne « ce qui se rapporte aux liens que les individus établis- sent entre eux », « qui constitue la société ». Pourquoi éprouve-t-on le besoin de souligner la nécessaire notion d’altérité dans le lien en le qualifiant de social ? Est-ce l’expression d’un sentiment de déliquescence d’une modalité d’être en relation ? Est-ce une manifestation de la nostalgie d’un passé révolu et glorifié ? Prendre le temps de répondre à ces questions est une précaution préliminaire obligatoire, car elle dessine dès à présent notre manière de considérer notre monde et donc de l’interroger. Si on admet l’hypothèse de notre difficulté d’adulte à entrevoir le passé sans chausser les lunettes de la nostalgie, il est possible de prendre en compte l’aspect du rapport au temps qui passe. Autrement dit, on peut aborder la question du lien social comme une problématique générationnelle. Génération est entendue là comme une strate de personnes ayant en commun leur âge. Pour être plus précis, nous considérons cette tranche historique dans un espace géographique donné, la France, et nous faisons l’hypothèse – que nous savons par ailleurs relativement fausse – d’une culture partagée par un ensemble « moyen » d’individus dans cet espace, qui amène à des pratiques spécifiques. C’est-à-dire que nous considérerons Internet comme un objet socioculturel.
En préambule, un rapide regard dans le rétroviseur de l’histoire, afin de montrer que l’homme a franchi de nombreuses étapes dans sa relation à l’autre : le regard, le geste, la parole, le dessin, le chant, la musique, le tam-tam, la fumée, l’écriture, l’imprimerie, le télégraphe, la radio- phonie, la télévision, le Minitel, Internet. Cette évolution nous paraît avoir été progressive ; elle se réalisait, pense-t-on, sur le rythme de l’homme. Pourtant, chaque passage a donné lieu en son temps à des peurs, à des rejets, à des enthousiasmes et à des espérances. Ces abandons et ces ruptures fondamentales ont affecté la manière de percevoir et de penser le monde. Il suffit pour cela de se replonger dans les trente dernières années. Notre environnement communicationnel quotidien a, sans qu’on le réalise vraiment, sensiblement changé tant du point de vue de la technique que des supports, au point qu’il est nécessaire de se pencher sur des exemples factuels pour pouvoir mesurer le changement.
Durant les années 1950, le développement de différents réseaux de télécommunication, dont celui de l’armée américaine, conduisit au « réseau des réseaux » (network of networks) qu’aujourd’hui nous appelons Internet. Actuellement, en un clic de souris il est possible d’être connecté avec le monde entier. Ce geste ordinaire d’une grande insignifiance renvoie les modalités de relation que l’humanité pratique depuis des siècles aux époques antédiluviennes.
Un peu plus tard, dans les années 1960, comme l’illustre le sketch de Fernand Raynaud « Le 22 à Asnières », le téléphone acquiert une nouvelle place ; pourtant là aussi les choses ont bien changé. Ainsi, le ressort de l’humour nous paraît daté, plus de dame des PTT pour passer les communications, plus de central. Aujourd’hui, il est banal de recevoir des appels téléphoniques n’importe où et à n’importe quel moment. Il suffit pour s’en convaincre de visionner le sketch avec des adolescents pour réaliser combien son environnement leur apparaît exotique : « Quand t’étais jeune, vous aviez pas de portable ?! » On se sent, alors, rapidement antique et on se surprend à s’étonner soi-même de notre capacité à avoir vécu dans cette période archaïque.
Au cours des années 1970-1980, de nombreux ouvrages et articles font part des menaces auxquelles sont voués les jeunes consommateurs de télévision, « handicap visuel, abêtissement, asociabilité », sans parler de « délinquance », et déjà les adultes s’inquiétaient du devenir d’une société portée par des individus dont l’esprit serait formaté, l’œil devenu carré à la forme du petit écran, incapables d’être en relation dans le monde réel. Ces jeunes forment aujourd’hui la génération quadra et quinqua. Peut-on affirmer que nous sommes le pur produit du petit écran ? Que Big Brother 1 a complètement pris le contrôle de nos pensées ?
De manière rapide, nous venons de voir la genèse des trois médias 2 principaux qui structurent notre quotidien ; il est possible de dire qu’en quelques années le monde a rétréci à la mesure de l’immédiateté, de la proximité et de la rapidité qu’offrent ces nouvelles technologies. Cependant, la question se pose de notre capacité à maîtriser la technologie pour qu’elle nous serve plutôt que d’être asservi. Il faut certainement faire confiance aux capacités de refus et d’adaptation de l’homme pour aborder les évolutions dont il s’agit comme un nouvel avatar de l’histoire et non comme une course perdue d’avance. Mais il faut s’interroger sur les ressources cognitives, culturelles, matérielles et financières pour être un acteur en capacité de choisir et de décider. Nous approfondirons cet aspect dans la place à prendre par les travailleurs sociaux.
LIEN SOCIAL ET INTERNET
Le rapport entre lien social et Internet sera dessiné en deux parties. Une première partie présentera, à partir de deux sources, (diverses études chiffrées et des observations de jeunes en situation d’utilisa- tion), cinq constats et quatre clivages, pour ensuite aborder la place des travailleurs sociaux dans une dynamique d’accès aux droits et d’égalité des chances, autrement dit d’inclusion sociale.
Un premier chiffre : « Le taux d’équipement français en micro-ordi- nateur personnel s’élève désormais à 60 % 3, soit 15,5 millions de foyers. Deux fois plus de foyers équipés qu’en 2000 ! » « Six foyers sur dix ont un micro-ordinateur. » Ce chiffre indique aussi que 40 % des foyers français n’ont pas d’équipement ; cet élément est majeur dans une période où une grande partie des démarches administratives se font par le biais du Net : inscriptions aux examens, demandes de documents, demandes d’admission… De fait, le recours à cette technologie élimine toutes les personnes n’ayant pas d’ordinateur à disposition ou ne sachant pas l’utiliser, sans parler de ceux qui vivent dans des zones blanches 4 ou dans des logements précaires. Comme on le voit, la fracture numérique existe comme révélatrice d’une cassure sociale et/ou économique. Ainsi, le prix moyen le plus bas d’un ordinateur est de 500 €, celui d’une connexion de 30 € mensuel, l’abonnement électrique en sus. Il y a ceux qui font partie des in et les autres, ceux qui sont hors. Parmi eux, une grande majorité n’ont pas choisi cette mise à l’écart, ils la subissent comme élément amplificateur d’exclusion, ils ne peuvent accéder à un grand nombre d’informations fondamentales concernant l’emploi, le logement ou leurs droits. Parmi les non-connectés, il ne faut pas oublier les quelques « informatiquophobes » qui sont dans une posture de refus et souvent de militance contre ce monde de la méta-connexion.
Comme pour d’autres produits de consommation, « La présence d’enfants dans le foyer est un motif d’équipement puisque plus de 80 % de ces foyers possèdent un micro. À l’inverse, l’in- formatisation des seniors reste très faible, avec moins d’un foyer sur quatre équipé chez les 65 ans et plus, tandis qu’il est de 80 % chez les 25-34 ans. » De tels chiffres soulignent que la fracture numérique est aussi un clivage générationnel. Il faut mettre en perspective le monde dans lequel ont grandi ces seniors, soit au moins quarante ans en arrière, c’est-à-dire les années 1960. Si celles-ci ont fait « sauter » un certain nombre de « verrous sociétaux », il n’en est pas moins vrai que leur environnement technique a peu à voir avec le nôtre. «Un foyer sur deux est connecté à Internet… La navigation sur Internet monopolise de plus en plus le PC familial : pour plus de 13 millions de foyers (85 % des équipés), l’Internet représente l’utilisation principale, devant les usages bureautiques traditionnels (par exemple, courrier, 78 %), le stockage de sons et vidéos (54 %), et le traite- ment de photos qui est à égalité avec l’écoute de musique (50 %) 5.
Autrement dit, le premier constat à faire est que les jeunes d’aujourd’hui sont nés avec Internet, et même s’ils n’ont pas un accès direct, ce média existe dans leur réalité quotidienne. J’ai pu constater l’importance de celui-ci dans les échanges sociaux entre jeunes : les informations, les blagues, les références qui circulent sont largement issues ou inspirées par ce média. D’ailleurs, nous pouvons nous arrêter sur le risque de mise à l’écart qu’induit un tel phénomène pour ceux qui n’ont pas accès au Web. D’autant que de nombreux enseignants incitent à son utilisation pour les recherches documentaires et que celles-ci, pour des raisons de temps et/ou de disponibilité des machines, ne sont pas toujours possibles dans l’enceinte des établissements scolaires.
J’ai souhaité approfondir cette question de l’usage d’Internet, en particulier expliqué par les jeunes eux-mêmes. « Parmi les utilisations d’Internet, deux applications se distinguent largement à la hauteur de 77 %, la messagerie électronique et la recherche d’information. » De plus, les jeunes de 15-24 ans ont un usage spécifique de ce support : « développer un réseau social (rencontres, discussions, jeux en ligne), 2,3 fois plus que la moyenne […] multimédia 2,1 fois plus que la moyenne ; téléchargement, 1,9 fois plus que la moyenne 6 ».
Au-delà de cette approche documentaire, il m’est apparu très intéressant d’observer des jeunes consentants 7 à leur domicile afin de saisir le sens qu’ils donnent à leurs pratiques. Première remarque, ces jeunes ont fort apprécié qu’un adulte cherche à comprendre, passe du temps avec eux, apprenne à leurs côtés. Cette inversion des rôles, nous y reviendrons, est particulièrement riche.
Deuxième constat, les jeunes utilisent Internet pour créer ou maintenir des liens, ils se connectent régulièrement et en particulier avec leurs camarades ou amis du collège et du lycée, alors même qu’ils viennent de les quitter. C’est très remarquable pour les filles. Ils expliquent qu’ils ont « plein de choses à se dire, on ne peut pas dans la journée ». Cela leur permet aussi de conserver leur « bulle » loin des corvées du quotidien, dont celle des relations aux parents. Très peu utilisent le Net pour des contacts hors de leur champ habituel. J’ai pu constater une tendance des jeunes à surfer, c’est-à-dire à se balader en ouvrant plusieurs fenêtres sans avoir toujours l’intention de trouver des informations ou des contacts. Les garçons sont intéressés par les sites de type sexuel, un peu comme des entomologistes. Même s’ils disent que « c’est bidon, c’est juste pour en foutre plein la vue ». Comme
avec les vidéos X, ces sites font œuvre d’éducation sexuelle ; les adolescents enregistrent la performance sans qu’apparaissent les aspects de sensualité et de tendresse, ce alors qu’ils n’ont pas d’expérience ; ils développent ainsi une inquiétude forte quant à la capa- cité qu’ils auront à « être à la hauteur ». L’acte sexuel leur apparaît comme une compétition individuelle où la femme est un objet, où les rapports homosexuels sont, aussi, empreints de violence, de domination. Quant aux filles, elles préfèrent des sites qui proposent de l’information santé, du bien-être, de la mode ou de l’actualité people.
Troisième constat, les jeunes ont une grande capacité à réaliser plusieurs actions à la fois : télécharger, chater, bloguer, ou être sur Messenger tout en téléphonant de leur portable. L’observation que j’ai pu réaliser au domicile de plusieurs adolescents montre que pour eux ces outils sont complémentaires. Un exemple éclairant : un jeune a répondu à sa mère, surprise de le voir jouer en réseau tout en téléphonant, « Eh ben, tu vois, je ne reste pas dans ma bulle ! » Ce propos montre aussi combien ils entendent nos remarques et savent rebondir en rationalisant leurs comportements.
Afin de pouvoir être en relation à plusieurs, ils font appel simultanément à plusieurs technologies de communication ; pour cela, ils ont développé un usage doublement particulier de celles-ci. D’une part, ils interagissent de manière très rapide sous la forme du mot- idée, ils ont un vocabulaire synthétique très précis qui permet d’échanger avec vitesse et justesse. D’autre part, de façon complémentaire, ils utilisent des émoticones qui, elles, illustrent de façon claire leurs sentiments. Cet ensemble de mots-idées et d’émoticones constitue un langage commun à l’ensemble des utilisateurs d’Internet. Cette langue opère comme un code de reconnaissance entre ceux qui le partagent et de limite d’accès pour ceux qui en sont exclus : les adultes. D’ailleurs, à plusieurs reprises, j’ai essayé d’utiliser (avec leur accord) les profils de jeunes et à chaque fois j’ai été repérée, cela pour plusieurs raisons : d’abord ma lenteur liée au besoin de lire puis de traduire, et ensuite mon incapacité à écrire hors de la construction qui m’est habituelle, soit « sujet-verbe- complément ». Il me semble que ce langage est particulièrement efficace dans cette fonction de protection. Il sert, comme le verlan à son origine, à les protéger du regard et de l’oreille des adultes. Cette mise à l’écart leur paraît indispensable « pour vivre leur vie », ils ont le sentiment d’une sécurisation des différents espaces de vie dans lesquels ils sont pris. Internet leur offre une alternative. Même s’ils savent qu’il est possible de contrôler le cyberespace, ils misent sur l’intensité du flux pour avoir une liberté d’échange et d’action, liberté indispensable, disent-ils, pour « faire des expériences et grandir ».
Quatrième constat, celui du clivage par le genre entre les utilisateurs du Net. Les garçons sont plus fréquemment les « bidouilleurs », ils assurent la maintenance et le dépannage des machines, ce qui paraît claire- ment un moyen d’impressionner les filles et de draguer. Ils préfèrent les jeux en réseau qui sont en général des jeux de guerre. Quant aux filles, elles utilisent les blogs ou les réseaux sociaux comme des journaux intimes, dont elles limitent, le plus souvent, l’accès à leurs connaissances. Quelques filles observées font part de leur volonté « à savoir se dépatouiller seule, on n’a pas besoin, on n’est pas plus cons que les mecs », et quelques garçons préfèrent « les relations à la technique ». Mais le plus grand nombre fonctionne sur cette répartition des activités. De même, l’analyse des orientations scolaires montre que les garçons se dirigent plus vers les aspects techniques d’Internet et les filles davantage vers les aspects communicationnels.
Dans le cadre des démarches d’égalité homme- femme, il serait dès à présent intéressant de prendre en compte ces aspects pour que ne soit pas reproduit là aussi le découpage habituel des tâches.
Cinquième constat et quatrième clivage par le capital culturel. De manière claire, l’usage d’Internet est différencié en fonction du niveau d’études. Plus les jeunes sont inscrits dans des cursus scolaires généraux, non techniques, non professionnels, plus ils utilisent le Web pour chercher de l’information, la confronter, ils sont friands des sites alternatifs, lisent des journaux français et étrangers. D’ailleurs, la majorité des élèves préparant les baccalauréats littéraires et scientifiques utilisent sciemment Internet comme support éducatif. Une partie de leurs échanges consiste à faire circuler ces informations, à donner les liens des sites concernés. Ce groupe de jeunes est aussi celui qui est le plus critique par rapport à l’usage du Web. Par exemple, il leur paraît « qu’il faut se méfier des infos mises sur Facebook car, après, elles peuvent servir à n’importe qui sans qu’on sache ». Pour préparer cet article qui a à voir de manière plus particulière avec le travail social, j’ai choisi de rencontrer cinq jeunes. Deux sont en MECS, deux en IMPRO, un en CER. Bien entendu, compte tenu du très faible nombre d’entretiens, aucune généralisation ne peut être faite, cependant quelques remarques peuvent être proposées. Pour ces jeunes, Internet a la même réalité que pour les autres jeunes. Ils apprécient vraiment qu’on les interroge sur ce thème. Ils ont été étonnés de mes connaissances : « T’es sur Facebook, toi ?! », « t’as un blog, un vrai ?! », « mais comment tu fais sur MSN (messagerie instantanée), ah toi t’es trop ! ». Nous voyons là aussi le clivage générationnel, ils disent « les éducs y connaissent rien, c’est pour ça qu’ils veulent pas qu’on y aille ». Cela n’est peut-être pas faux, puisque le seul établissement qui propose un accès « guidé » le doit à un éducateur jeune, lui-même usager régulier du Web.
Ces différents éléments tendent à indiquer que les clivages constatés dans l’usage d’Internet par les jeunes – économique, générationnel, de genre, lié au capital culturel – sont à l’œuvre comme dans les autres espaces sociétaux : en cela le Web n’est pas du tout virtuel ! Cette reproduction de l’ordre établi est certainement à prendre en compte par les travailleurs sociaux dans le cadre de leur fonction sociale revendiquée, qui est de favoriser l’inclusion sociale et l’accès de chacun à ses droits.
Internet est devenu, ces dernières années, le premier espace informatif devant tous les autres ; il propose les médias classiques : journaux, télévision, et tous les produits culturels (musique, théâtre, danse, littérature, peinture, sculpture, poésie, danse, cinéma et photographie) y sont accessibles – au point que le Web est devenu le premier lieu de représentation. Ainsi, de plus en plus d’artistes laissent à voir et à entendre leur travail dans un processus de légitimation qui leur permet ensuite, une fois la reconnaissance acquise, d’être diffusé par les supports classiques. Le Web est devenu, au-delà de cet aspect tremplin, l’espace de la culture underground en présentant des artistes qui revendiquent ce support d’expression comme alternative aux modes conventionnels. Il en est de même des sites d’information.
Cependant, Internet n’est pas accessible à tous. Outre les aspects économiques, il est nécessaire de maîtriser plusieurs habiletés, dont savoir surfer sur le Web, connaître suffisamment la langue, collecter l’information, la mettre en perspective par un esprit critique, évaluer les sources et enfin avoir un esprit de synthèse. Il est aisé de comprendre que ces différentes activités reposent sur des capacités cognitives et des connaissances culturelles qui ne sont pas le lot de tous. Comme pour les autres produits culturels, un apprentissage est nécessaire. Si celui-ci n’est pas opéré dans le cadre familial, il peut être assuré par l’école et/ou l’institution. Encore faut-il que les professionnels de l’éducatif soit persuadés qu’en ce domaine aussi leur rôle est indispensable.
Internet n’a pas que des aspects positifs, la cybercriminalité existe, elle est complexe et diversifiée, et là aussi il est nécessaire d’avoir un regard averti pour éviter les différents pièges qui guettent le jeune utilisateur. Une étude récente révèle qu’un jeune sur deux a déjà eu des propositions d’ordre sexuel sur le Net dont il n’a pas parlé aux adultes de son entourage. Ce silence peut s’expliquer, soit par la volonté de cacher, soit par la non-mesure du risque. Les jeunes que j’ai pu observer sont dans ce cas. C’est de l’ordre de l’ignorance pour certains et pour d’autres de la prise de risque volontaire pour tester les limites – les siennes et celles du cadre. Les travailleurs sociaux savent accompagner ces périodes où les jeunes mettent en question l’ordre établi, ils savent être à leurs côtés dans diverses circonstances. Pourquoi pas dans ce cheminement ? Permettre à chaque utilisateur de maîtriser Internet comme un outil pour son usage, comme une initiation progressive vers plus d’autonomie et d’indépendance, est une exigence que devraient avoir les travailleurs sociaux. L’adage qui dit « c’est l’homme qui fait l’outil et non l’ou- til qui fait l’artisan » peut donner du sens à cet accompagnement.
Ignorer l’usage d’Internet pour la raison qu’il met en danger le lien social est, comme nous l’avons vu, hors de propos, dans le sens où il favorise et développe les relations entre les jeunes. Bien sûr, ce lien social adopte des formes qui nous paraissent étranges et nouvelles, alors même que leur observation montre le contraire, nous signifiant par là que nous en restons à l’apparence des choses. Plusieurs raisons à cela : l’incapacité face à l’outil, le manque de curiosité, les a priori générationnels, les représentations de la Culture avec un « c » majuscule. Et ce sans toujours mesurer la posture discriminante que cela induit envers les jeunes ; nous, les adultes, sommes alors dans une posture dominante et à ce titre exigeons plus ou moins explicitement que les jeunes suivent nos traces sans rien y changer. Place dominante de celui qui sait pour l’autre. Même si l’on revendique le contraire, il est difficile de se dire que les jeunes se sont approprié Internet comme un simple support, qu’ils en savent l’intérêt et les limites. La plupart d’entre eux ont su le maîtriser et le dépasser pour renouveler la manière d’être en lien, parce que l’homme est un animal grégaire qui s’adapte à son environnement de manière opportuniste. Il faut noter que, pour la majorité d’entre eux, l’usage du Web se réduit en vieillissant, portés qu’ils sont par d’autres activités (formation temporelle- ment plus exigeante, stage, emploi, vie senti- mentale…). Il est certainement nécessaire de penser l’usage d’Internet par les jeunes comme l’expression d’une période particulière de leur évolution et de leur construction en parallèle du monde des adultes.
Des espaces de rencontre existent entre les jeunes et les travailleurs sociaux, dont celui de l’apprentissage. Ils peuvent nous donner. Se mettre en place de recevoir, c’est accepter de se laisser surprendre, c’est leur permettre de nous apprendre. J’ai pu expérimenter cela (comme beaucoup de travailleurs sociaux), c’est une occasion d’avancer soi-même et d’avancer avec l’autre en inversant les rôles habituels. Pour l’adulte, c’est une manière de développer la confiance en soi, c’est accepter de ne pas maîtriser la situation, c’est prendre le risque de faire confiance. Quant au « surfeur », lui, il se découvre capable de transmettre. Pour apprendre, il faut savoir. J’ai d’ailleurs pu constater que nombre de jeunes « bûchaient » au préalable pour me guider ensuite. Plus large- ment, j’ai remarqué (après les initiateurs de l’Éducation nouvelle) que les jeunes dans cette situation apprennent plus et mieux, cela même dans d’autres domaines que l’informatique. À partir du Web, de nombreux savoirs peuvent être activés : la lecture, l’écriture en français, en anglais, la géographie, l’histoire… Savoirs fondamentaux qui peuvent être ainsi apprivoisés de manière plus ludique. De même, la création d’espaces d’expression comme les blogs permet de développer la créativité, l’expression et la représentation de soi. Sans compter qu’il est possible de créer des albums photos commentés qui peuvent aussi favoriser et maintenir le lien avec la famille, la fratrie et/ou les copains dont les aléas des parcours nous ont séparés.
En forme de conclusion, à partir des différentes rencontres faites avec ces jeunes, il me semble qu’il serait bon que nous fassions confiance à leur capacité à être au monde. Un proverbe pygmée dit que notre travail d’adulte est d’aider nos enfants à monter sur nos épaules pour qu’ils puissent partir dans le monde. L’important n’est pas de réussir mais de tenter, aux côtés des jeunes, de les aider à apprivoiser leur environnement d’aujourd’hui pour qu’ils soient des adultes citoyens en capacité de faire des choix raisonnés. N’est-ce pas une raison d’être des travailleurs sociaux ?
Jenny Antoine